cinemaginarium » Denis Villeneuve Ou comment j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer les films. Fri, 31 Aug 2018 12:49:58 +0000 fr-FR hourly 1 http://wordpress.org/?v=3.6 [TOP 10] Mes dix films préférés de 2016 (5-1) /top-10-mes-dix-films-preferes-de-2016-5-1/ /top-10-mes-dix-films-preferes-de-2016-5-1/#comments Wed, 19 Apr 2017 15:25:24 +0000 licontinovich /?p=646 Continue Reading ]]>

Suite et fin du classement.

5- Moi, Daniel Blake.

Fight the power.

Dignité.

Dignité.

N’en déplaise aux cyniques, n’en déplaise aux découragés qui, les uns comme les autres, nous les brisent quand même pas mal, « Moi, Daniel Blake » mérite sa palme d’or. Oui, le film a ses défauts : les bons sentiments y manquent parfois de subtilité et Ken Loach a une fâcheuse tendance à angéliser le prolétariat, mais il n’empêche. « Moi, Daniel Blake » est un film nécessaire. Un cri du cœur, un cri des tripes qui fait du bien. C’est une histoire dont on a besoin. Dans une époque de moins en moins empathique, de plus en plus froide, c’est un appel à la résistance. Une oeuvre à mi-chemin entre un manifeste socialiste et une bonne vieille chanson des Clashs. Un film où Ken Loach prouve encore son incroyable capacité à sortir de nulle part des acteurs extraordinaires capable de porter, par leur fraîcheur, par leur jeu ou encore, n’ayons pas peur de le dire, par leur naturel, son discours de réalisme. « Moi, Daniel Blake », avec intelligence et flamme, provoque l’empathie en évoquant des tracas administratifs que l’écrasante majorité d’entre nous connaissent au moins en partie, dénonce avec rage cette culture nauséabonde de la suspicion généralisée, de l’infantilisation, du conformisme borné. « Moi, Daniel Blake » nous touche avec une immense force quand il présente, dans une scène incroyable, le quotidien des aides alimentaires. « Moi, Daniel Blake » dénonce avec une ardeur énorme ce système qui a oublié l’humain, ce système parfois ridicule et si souvent injuste, ce système où la peur de perdre son travail et de ne pas obéir aux procédures et aux régles rend fermé, ce système où les plus pauvres ne se confrontent dans leur démarche qu’à des gens à peine moins pauvre qu’eux, où est visé rarement quoi que ce soit de réellement responsable. « Moi, Daniel Blake » appelle à se battre, avec ses moyens, et de toute les façons possibles, avec parfois tout ce que cela comporte de risques. « Moi, Daniel Blake » montre que ce système là, que cette culture là, n’a rien de toute puissante, malgré tout, malgré une fin triste à en pleurer à grosses et chaudes larmes. Malgré tout, la lutte, malgré tout, l’espoir.

4- Mademoiselle. 

Young Girls après Old Boy.

"C'est ici pour le monopoly ?"

« C’est ici pour le monopoly ? »

Après reçu l’une de mes plus grosses claques cinématographiques avec « Old Boy » (à ce niveau là, on pourrait même parler de « grosse tarte dans la gueule »), l’annonce d’un nouveau film de Park Chan-Wook encensé par la critique provoqua chez moi une excitation trépidante level…level beaucoup, beaucoup. Une bande-annonce alléchante acheva d’augmenter mon impatience. Bon, disons-le tout de suite, « Mademoiselle » n’est pas arrivé dans les mêmes hauteurs qu’ « Old Boy ». Il faut dire que la barre était très haute. Aussi bizarre que cela puisse paraître, je dois même dire que ce n’est que maintenant, des mois après la projection, que je commence à l’apprécier. Sur le moment, tout en lui reconnaissant d’indéniables qualités, je l’ai surtout trouvé… désarmant. Avis donc à ceux qui auraient envie de s’y plonger : pour passer un agréable moment il faut avoir une certaine tolérance au bizarre (moi j’ai dit bizarre ? Comme c’est bizarre). Cette remarque est d’ailleurs souvent de mise lorsqu’on s’attaque à ce cinéma sud-coréen aussi fucked up que sa société est restrictive (coindidence ? Je ne crois pas). Ici, « Mademoiselle » nous emmène dans un univers de manipulation et de perversion où l’on retrouve littérature érotique, escrocs, sociologie des relations entre populations asiatiques dans les années 30, objets sado-masos et grosse pieuvre, entre autres ingrédients. Sacré cocktail, non ? Et si les scènes lesbiennes de « La Vie d’Adèle » n’ont pas été de votre goût, vous pouvez passer votre chemin. Car outre l’érotisme dans la culture asiatique et les jeux de dupes (les deux autres principaux thèmes du film), « Mademoiselle » parle aussi, beaucoup, de l’amour entre femmes avec pour seul militantisme de vouloir montrer cette sexualité sur le même pied que l’univers hétéro. Mine de rien, c’est déjà beaucoup. Ajoutons à cela un casting génial, une réalisation immense de maîtrise et surtout un hallucinant sens de l’image pour permettre à Park Chan-Wook de confirmer que même sans atteindre un nouveau sommet, il sait plus que jamais défendre une patte avec une singularité résolue et un talent de fou furieux.

3- Avé César !

Mort de rire te salutant.

In the navy.

In the navy.

Au cinéma, il y a pour moi mes « goûts », c’est à dire ce que j’aime ou pas, et mes « avis », c’est à dire mes jugements où j’essaye d’être un peu plus objectif (sans l’être véritablement, évidemment, car c’est impossible). Sur ce blog, c’est principalement de mes « goûts » dont il est question, mais ils sont souvent mêlés d’ « avis » ne serait-ce que parce que j’essaye d’argumenter (vous suivez ?). Et je dois bien le reconnaître, si je pense avoir des « goûts » un peu plus singuliers que la moyenne, mes « avis » cinématographiques vont eux rarement drastiquement à contre-courant de l’opinion générale cinéphile. Par exemple, si je ne les adule pas tous, je respecte à peu prés tous les classiques du cinéma unanimement reconnu. Mais il y a des contre-exemples. Parfois, sans le faire exprès (ce serait quand même du sacré snobisme), je soutiens ce que nombre de gens détestent et je descend en flèche ce que nombre de gens adorent, souvent avec un désaccord extrêmement fort, histoire de ne pas faire les choses à moitié. Quand cela se produit, ça me rassure sur le fait que mon esprit critique est encore un tant soit peu indépendant. Et c’est exactement ce qui s’est visiblement produit avec « Avé, César ! ». Alors que le film pointe à une note agrégée de 2,6 sur Allo Ciné, comme une vulgaire adaptation française de BD, le nouveau Coen tape podium dans mon classement, et il ne s’agit pas d’un plaisir coupable. En plus, je ne pardonne pas tout aux frérots comme le montre « A Serious Man » duquel je suis sorti avec un sentiment furieux de lire « A la recherche du temps perdu » histoire d’avoir des conseils sur le sujet (blague France Culture, bonjour)… Mais « Avé, César ! » n’en déplaise à ses détracteurs, quel pied ! Pourtant, lors du visionnage, un problème de non prise en compte de réservation, m’avait placé sur les escaliers du cinéma avec les compères qui m’accompagnaient. Autant dire que je n’étais pas dans les meilleurs conditions pour « rentrer » dans le film. Mais malgré tout, il fut pour moi une délicieuse friandise. C’est sans doute la première fois que je sors d’un endroit tout à la fois heureux et en ayant mal aux fesses (allez-y, c’est pour vous, faites vous plaisir). « Avé César ! » est un exemple de tout ce que l’esprit Coen peut engendrer de meilleur dans la satire, les personnages décalés, les situations ridicules, les dialogues absurdes, avec un goût prononcé pour les moments savoureux. Le pastiche de l’époque est délicieux, les parodies hollywoodiennes hilarantes. Les acteurs sont merveilleux : que ce soit les vieux briscards de la filmographie Coen (Frances McDormand, Josh Brolin, George Clooney, ici plutôt Clowney, mdr), ceux dont on n’entrevoit que trop rarement un talent comique pourtant indéniable comme Ralph Fiennes ou Tilda Swinton (au bon souvenir de « The Grand Budapest Hotel ») et ceux pour lequel on le découvre (Channing Tatum, hilarant, Scarlett Johansson et la révélation Alden Ehrenreich, impayable en acteur de western bankable et qui réussit l’exploit d’être le personnage le plus drôle du film).  Le résultat ? « Avé, César ! » fut pour moi un tel délice, que je le place probablement sur mon podium personnel des films Coen au coté de « True Grit » et « No Country For Old Men ».  Deux podiums pour le prix d’un, c’est dire.  Et, avant que les fans ne s’emballent, oui « Fargo » et « The Big Lebowski » sont d’excellents films, mais ils n’entrent pas dans mes préférences subjectives. C’est là un bel exemple de la différence que je fais entre « goûts » et « avis ».

2- Premier Contact.

Quand Google Trad ne sert plus.

"Pour un scrabble, ça va être galère".

« Pour un scrabble, ça va être galère ».

Y a tout de même un truc incroyable avec les extraterrestres. Soit, par un miracle inexplicable, les types parlent anglais de base (genre la galaxie de Star Wars, où Shakespeare a visiblement fait un p’tit road-trip) soit ils apprennent une langue humaine oklm en deux temps, trois mouvements (coucou E.T), soit on comprend rien à ce qu’ils jactent et la plupart du temps, on s’en meule les noix vu qu’on est trop occupé à leur dézinguer la tronche pour éviter qu’ils ne nous défoncent (« La Guerre des Mondes », « Mars Attack ! », la liste est longue). Mais au fond, dans la science-fiction, on se pose rarement profondément la question de la co-mun-ni-ca-tion. Sauf dans « Premier Contact » où la problématique centrale est la suivante : comment se faire comprendre d’une forme de vie ayant un système d’expression drastiquement différent du notre. Car souvent, on plaque sur la vie extraterrestre notre propre rapport au monde : un langage articulée, une position majoritairement bipède, un système corporel souvent organique… L’intelligence du film de Villeneuve est de se dire : et si les extraterrestres étaient VRAIMENT différents de nous ? S’ils avaient un rapport au langage, à l’espace, au temps COMPLÈTEMENT à part de tout ce que nous connaissons sur terre (majuscules vénéres, le retour). C’est une question intellectuellement passionnante, mais le coup de génie de Villeneuve est d’en faire un film passionnant, en sacrifiant le moins possible l’intelligence au spectacle, et vice-versa. Son deuxième coup de force : croiser avec une très belle finesse drame personnel intime et grand événement universel, un exercice cinématographique périlleux. Pour cela le canadien s’appuie sur des ressources d’une incroyable richesse : sens du rythme, maîtrise énorme dans la réalisation, musique aussi étrange qu’adaptée et surtout une sublime photographie (je suis un fan absolu de « La La Land », mais les Oscars ont vraiment merdé en ne récompensant pas « Premier Contact » sur cette catégorie), autant d’éléments permettant à Villeneuve d’exprimer sa plus grande qualité, à savoir sa capacité à installer une ambiance extrêmement forte dans ses films. Après le réussi « Incendies », après l’excellentissime « Prisoners », ce cher Denis confirme sa place parmi mes chouchous actuels. Après une entrée aussi réussie dans la science-fiction, c’est peu dire que j’attend avec impatience sa suite de « Blade Runner » et son adaptation de « Dune », pour confirmer que ce mec, dont la progression semble irrésistible, est vraiment un très grand.

1- Les Ogres. 

Faim de vivre.

"Ce n'était pas le radeau de la méduse ce bateau, qu'on se le dise".

« Ce n’était pas le radeau de la méduse ce bateau, qu’on se le dise ».

Mais quelle merveille, ce film. Un énorme concentré de vie où l’on peut boire de l’émotion, sans filtre et sans diluant. « Les Ogres », c’est l’histoire d’une troupe de théâtre itinérante inspirée de celle des parents de la réalisatrice Léa Fehner, qui parvient à jongler incroyablement entre autobiographie et fiction. « Les Ogres » ce sont les membres de cette troupe, affamés d’aventures et de passions, dévoreurs insatiable de l’existence, cannibales d’eux-même parfois, monstrueux dans tous les sens du terme, positifs comme négatifs. Des gens qui brûlent et qui se brûlent, mais qui illuminent aussi, parfois, beaux et dangereux comme le feu. « Les gens raisonnables ont trop de doutes, pleins de soucis, donc moins de souvenirs dans leur sac à la fin de leur vie », chantait Mickey 3D. « Les Ogres » n’ont rien de raisonnable. Ils vivent la vie en majuscules. En trop oui, mais souvent, mieux vaut trop que pas assez. « Les Ogres » nous redonnent l’envie des passions extrêmes et libres, malgré les risques, malgré les erreurs. Car ils en font bien sur, comme nous tous mais les leur, même si elles résonnent plus pour le meilleur et pour le pire, sont aussi ce qui donne à la vie sa saveur. « Les Ogres » sont pris dans le tourbillon de la vie et savent qu’elle est unique. « Les Ogres » chantent l’humilité, mais poursuivent les étoiles, en écho à cette magnifique chanson de Brel : « La Quête ». Les personnages ? Magnifiques et surtout d’une complexité immense, humaine. Les acteurs qui les incarne ? Les qualificatifs manquent pour qualifier leur performance. Ahurissante, belle, touchante, extraordinaire, oui, tout cela à la fois et encore bien d’autres choses. « Les Ogres », c’est une succession d’instants de grâce. Le film dure 2H22 minutes et il n’y a rien à jeter. Certes il ne passe pas vite (comment pourrait-il avec une telle densité ?) mais à aucun moment ne vient l’ennui. Définitivement un film entier. Je ne crois pas aux obligations, faites-en donc ce que vous voulez, mais franchement, croyez-moi, si vous aimez le théâtre, je vous conseille « Les Ogres » car, à mon sens, on a rarement vu représentation aussi belle de cet univers au cinéma. Mais ce film n’a rien de réservé aux amoureux du théâtre et je conseille à tout le monde de le découvrir, car quand on atteint l’art comme dans cette oeuvre, on touche à la vie et je veux croire qu’on se rapproche de l’universel. Merci à Léa Fehner pour ce monument qui augure, je l’espère, d’une grande carrière où seront préservées cette singularité et cette prise de risque bienvenues. Merci, vraiment. En sortant de la séance au printemps dernier, alors que l’année était encore longue, je m’étais dit en pensant un instant à mon classement annuel : « pour détrôner ce film, il va falloir faire très fort ». A peu près un an plus tard, il est toujours premier et, sans rien enlever à la qualité que je trouve aux autres productions du classement, il n’y en a pas une qui le concurrence réellement à mes yeux et dans mon cœur.Voilà, c’est tout pour 2016, je vous dis probablement à l’année prochaine !
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Prisoners : la morale au bord du gouffre. /prisoners/ /prisoners/#comments Wed, 30 Oct 2013 17:37:18 +0000 licontinovich /?p=163 Continue Reading ]]>
Affiche du film Prisoners.
Affiche du film Prisoners. Crédit photo : Warner Bros.

C’est un peu l’étape obligatoire après un bon film indépendant ou non-américain. Le moment du choix : céder ou non aux sirènes du système Hollywood ? Quelle que soit la réponse du réalisateur, les destinées varient en fonction des talents. Après Incendies, son premier film ultra primé et encensé Denis Villeneuve s’est lui laissé tenter.

Contrairement à Incendies, où le casting était assuré par de sombres inconnus, Prisoners s’est offert un casting trois étoiles. Hugh Jackman, Jake Gyllenhaal, Viola Davis et Melissa Leo (Oscar du meilleur 2nd rôle féminin pour The Fighter) se partage notamment l’affiche. Au risque de voir la production tomber dans le « star system » ? Au vu du second film du réalisateur canadien, l’écueil a été plus qu’évité.

Le quidam devenu bourreau:

Prisoners parle d’un fait divers. Un simple fait divers, qui va entrainer dans une danse macabre de brutalité tous ses personnages au fur et à mesure de ses ramifications. Le jour de la Thanksgiving, dans une banlieue de Boston, les deux filles de deux couples d’amis disparaissent. Keller Dover (Hugh Jackman), le père d’une d’entre elle, est persuadé que Alex, un jeune homme limité mentalement, est le responsable. Alors que l’inspecteur Loki (Jake Gyllenhaal) piétine sur l’enquête, il décide de se faire justice lui-même. Sa descente aux enfers morale commence alors.

Prisoners est douloureux à regarder parce qu’il sait sonder les recoins les plus sombres des gens les plus normaux. En jetant un regard sans concession sur la détresse de cette famille qui vire à la folie, le film provoque un malaise profond. Tour à tour horrifié et ému par les actions des Dovers, le public se perd dans ses propres pensées. Les démons des deux familles sont les nôtres. L’histoire nous renvoie à nos questionnements : à quel point pourrions-nous devenir monstrueux si l’on s’attaquait à nos proches ?  L’insoutenable violence de Keller choque car elle montre une victime devenue elle-même bourreau. Prisoners est une implacable démonstration de la folie dans laquelle nous fait basculer la douleur. Le film est d’autant plus implacable que chacun peut se retrouver dans Keller. Sa quête est in fine plus que légitime, elle est juste. Mais lorsqu’il décide d’oublier les moyens pour la fin, il se transforme en une créature rugissante de haine et de violence. Une bête. Au spectateur alors de se demander s’il aurait agit différemment. Il n’aura jamais la réponse à cette question. Le comportement dans les « situations limites » de la morale est imprévisible. Pour qui que ce soit.

Confrontation entre l'inspecteur Gyllenhaal et le quidam Jackman.
Confrontation entre l’inspecteur Gyllenhaal et le quidam Jackman.

La justice des victimes et de l’émotion :

Prisoners n’est pas un réquisitoire. Prisoners n’est qu’une histoire où les conclusions s’imposent d’elles-mêmes. « Œil pour œil et le monde deviendra aveugle » disait Gandhi. Keller est un exemple dramatiquement crédible de la faculté qu’ont les êtres humains à devenir monstrueux lorsqu’ils parlent de vengeance et de justice propre. Le film est d’autant plus frappant qu’il s’attaque au tabou suprême, au crime absolu de notre temps : celui commis sur des enfants. Pour autant, quelle que soit l’iniquité de l’affaire, rien ne viendra justifier les actions de Keller. Rien. Quand bien même, elle serait imparfaite il ne reste donc plus que la justice sociale, globale pour juger des affaires des hommes. La justice personnelle, elle, ne produira qu’une guerre d’animaux à l’opposé exact de ce que nous sommes toujours si fiers d’appeler civilisation. L’état de droit reste seul juge, sans pour autant être seul maitre. Le film de Villeneuve est une belle matière à penser pour tous ceux qui aujourd’hui sur les réseaux sociaux prônent le retour à « la violence contre la violence ». La justice n’est pas l’affaire des victimes, ni de l’émotion. La justice est le domaine de la raison. Ainsi, il ne sera jamais utile de jeter en pâture aux médias les martyrs des faits divers. Evidemment leur émotion sera douloureuse, et qui pourra le leur reprocher ? Mais elle n’apportera rien au débat du droit et de la raison, si ce n’est la volonté d’être juste. Prisoners n’épargne personne, ni les auteurs de la violence, ni ceux qui se taisent lorsqu’elle est commise. L’abîme est en chacun de nous. La foi de Keller vient s’ajouter à cette idée : se plonger dans le gouffre, c’est abandonner Dieu. Au beau milieu du récit, Keller ne pourra même plus prononcer cette simple phrase : « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». 

Scène d'interrogatoire entre Paul Dano et Jake Gyllenhaal.
Scène d’interrogatoire entre Paul Dano et Jake Gyllenhaal.

Réalisme sec et casting impeccable :

Denis Villeneuve parvient à filmer la violence de son histoire avec une froideur absolue. Ce réalisme glacial tord les boyaux du spectateur. Contrairement à un Black Swan où le frisson d’adrénaline pouvait provoquer une jouissance coupable, Prisoners se révèle être un film réellement éprouvant. Chaque scène de suspense se révèle être une torture pour le spectateur, car la peur n’est jamais là quand on l’attend. A force de se faire attendre, l’horreur en devient insupportable. Les scènes de violence sont un supplice pour les nerfs et pour les tripes du public. Rien d’atroce dans le défoulement d’hémoglobine, juste une nausée psychologique absolue. La musique, tour à tour discrète et envahissante, appuie au mieux cette atmosphère incommode. Des rythmes simples, des sons vifs suffisent à augmenter le pouls du spectateur. Oubliez, de plus, l’ambiance estivale, la plage et les noix de coco. Prisoners vous plonge dans un monde éternellement froid et glacial où la neige succède à la pluie dans un cycle infini.

Dans ce maelstrom, des acteurs hollywoodiens habitués aux blockbusters récitent une partition impeccable. Hugh Jackman est aussi suffocant qu’extraordinaire en père brisé. Tour à tour violent et détruit, il parvient à chaque fois à nous choquer ou nous émouvoir. Maitrisant à la perfection les retournements de sentiments, l’acteur australien parvient à rendre son personnage dramatiquement crédible. Sa présence charismatique suffit à faire de sa performance une composition mémorable. Peut-être a-t-on déjà là le futur Oscar. En face, Jake Gyllenhaal, acteur beaucoup trop sous-estimé, est parfait en flic intègre et perdu. On sent à chaque instant son calme indifférent craqueler un peu plus, jusqu’à l’explosion. Comme si cela ne suffisait pas les 2nd rôles viennent leur prêter main forte : Viola Davis, Maria Bello, Terrence Howard, Melissa Leo s’accordent à compléter une interprétation haut de gamme. Reste enfin Paul Dano, le génial comédien de Little Miss Sunshine et de There Will Be Blood, encore une fois impressionnant dans le rôle plutôt ingrat d’Alex.

Coup de poing dans les entrailles, le film de Villeneuve donne autant matière à penser qu’à ressentir. Véritable expérience, Prisoners se révèle être l’un des grands films de cette année 2013 et un thriller haut de gamme. Il ne manque sans doute au film qu’un supplément de génie pour être un chef d’œuvre. Assumer une fin réellement déroutante, comme l’ont fait David Fincher et Jonathan Demme respectivement dans Seven et le Silence des Agneaux, était sans doute un bon moyen de marquer encore plus. Ces réserves ne sont pourtant pas suffisamment fortes pour pouvoir bouder son déplaisir. L’ambiance de Villeneuve, aussi glacé que l’histoire qui se joue en son sein, n’attend plus que vous. En VO, ofeuh courseuh !

 

« Celui qui combat des monstres doit veiller à ne pas devenir un monstre lui-même. Car, lorsque tu regardes au fond de l’abime, l’abime aussi regarde en toi »

Nietzche, Ainsi parlait Zarathoustra.

Hugh Jackman dans Prisoners.

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