cinemaginarium » A l’Ecran Ou comment j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer les films. Fri, 31 Aug 2018 12:49:58 +0000 fr-FR hourly 1 http://wordpress.org/?v=3.6 Prisoners : la morale au bord du gouffre. /prisoners/ /prisoners/#comments Wed, 30 Oct 2013 17:37:18 +0000 licontinovich /?p=163 Continue Reading ]]>
Affiche du film Prisoners.
Affiche du film Prisoners. Crédit photo : Warner Bros.

C’est un peu l’étape obligatoire après un bon film indépendant ou non-américain. Le moment du choix : céder ou non aux sirènes du système Hollywood ? Quelle que soit la réponse du réalisateur, les destinées varient en fonction des talents. Après Incendies, son premier film ultra primé et encensé Denis Villeneuve s’est lui laissé tenter.

Contrairement à Incendies, où le casting était assuré par de sombres inconnus, Prisoners s’est offert un casting trois étoiles. Hugh Jackman, Jake Gyllenhaal, Viola Davis et Melissa Leo (Oscar du meilleur 2nd rôle féminin pour The Fighter) se partage notamment l’affiche. Au risque de voir la production tomber dans le « star system » ? Au vu du second film du réalisateur canadien, l’écueil a été plus qu’évité.

Le quidam devenu bourreau:

Prisoners parle d’un fait divers. Un simple fait divers, qui va entrainer dans une danse macabre de brutalité tous ses personnages au fur et à mesure de ses ramifications. Le jour de la Thanksgiving, dans une banlieue de Boston, les deux filles de deux couples d’amis disparaissent. Keller Dover (Hugh Jackman), le père d’une d’entre elle, est persuadé que Alex, un jeune homme limité mentalement, est le responsable. Alors que l’inspecteur Loki (Jake Gyllenhaal) piétine sur l’enquête, il décide de se faire justice lui-même. Sa descente aux enfers morale commence alors.

Prisoners est douloureux à regarder parce qu’il sait sonder les recoins les plus sombres des gens les plus normaux. En jetant un regard sans concession sur la détresse de cette famille qui vire à la folie, le film provoque un malaise profond. Tour à tour horrifié et ému par les actions des Dovers, le public se perd dans ses propres pensées. Les démons des deux familles sont les nôtres. L’histoire nous renvoie à nos questionnements : à quel point pourrions-nous devenir monstrueux si l’on s’attaquait à nos proches ?  L’insoutenable violence de Keller choque car elle montre une victime devenue elle-même bourreau. Prisoners est une implacable démonstration de la folie dans laquelle nous fait basculer la douleur. Le film est d’autant plus implacable que chacun peut se retrouver dans Keller. Sa quête est in fine plus que légitime, elle est juste. Mais lorsqu’il décide d’oublier les moyens pour la fin, il se transforme en une créature rugissante de haine et de violence. Une bête. Au spectateur alors de se demander s’il aurait agit différemment. Il n’aura jamais la réponse à cette question. Le comportement dans les « situations limites » de la morale est imprévisible. Pour qui que ce soit.

Confrontation entre l'inspecteur Gyllenhaal et le quidam Jackman.
Confrontation entre l’inspecteur Gyllenhaal et le quidam Jackman.

La justice des victimes et de l’émotion :

Prisoners n’est pas un réquisitoire. Prisoners n’est qu’une histoire où les conclusions s’imposent d’elles-mêmes. « Œil pour œil et le monde deviendra aveugle » disait Gandhi. Keller est un exemple dramatiquement crédible de la faculté qu’ont les êtres humains à devenir monstrueux lorsqu’ils parlent de vengeance et de justice propre. Le film est d’autant plus frappant qu’il s’attaque au tabou suprême, au crime absolu de notre temps : celui commis sur des enfants. Pour autant, quelle que soit l’iniquité de l’affaire, rien ne viendra justifier les actions de Keller. Rien. Quand bien même, elle serait imparfaite il ne reste donc plus que la justice sociale, globale pour juger des affaires des hommes. La justice personnelle, elle, ne produira qu’une guerre d’animaux à l’opposé exact de ce que nous sommes toujours si fiers d’appeler civilisation. L’état de droit reste seul juge, sans pour autant être seul maitre. Le film de Villeneuve est une belle matière à penser pour tous ceux qui aujourd’hui sur les réseaux sociaux prônent le retour à « la violence contre la violence ». La justice n’est pas l’affaire des victimes, ni de l’émotion. La justice est le domaine de la raison. Ainsi, il ne sera jamais utile de jeter en pâture aux médias les martyrs des faits divers. Evidemment leur émotion sera douloureuse, et qui pourra le leur reprocher ? Mais elle n’apportera rien au débat du droit et de la raison, si ce n’est la volonté d’être juste. Prisoners n’épargne personne, ni les auteurs de la violence, ni ceux qui se taisent lorsqu’elle est commise. L’abîme est en chacun de nous. La foi de Keller vient s’ajouter à cette idée : se plonger dans le gouffre, c’est abandonner Dieu. Au beau milieu du récit, Keller ne pourra même plus prononcer cette simple phrase : « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». 

Scène d'interrogatoire entre Paul Dano et Jake Gyllenhaal.
Scène d’interrogatoire entre Paul Dano et Jake Gyllenhaal.

Réalisme sec et casting impeccable :

Denis Villeneuve parvient à filmer la violence de son histoire avec une froideur absolue. Ce réalisme glacial tord les boyaux du spectateur. Contrairement à un Black Swan où le frisson d’adrénaline pouvait provoquer une jouissance coupable, Prisoners se révèle être un film réellement éprouvant. Chaque scène de suspense se révèle être une torture pour le spectateur, car la peur n’est jamais là quand on l’attend. A force de se faire attendre, l’horreur en devient insupportable. Les scènes de violence sont un supplice pour les nerfs et pour les tripes du public. Rien d’atroce dans le défoulement d’hémoglobine, juste une nausée psychologique absolue. La musique, tour à tour discrète et envahissante, appuie au mieux cette atmosphère incommode. Des rythmes simples, des sons vifs suffisent à augmenter le pouls du spectateur. Oubliez, de plus, l’ambiance estivale, la plage et les noix de coco. Prisoners vous plonge dans un monde éternellement froid et glacial où la neige succède à la pluie dans un cycle infini.

Dans ce maelstrom, des acteurs hollywoodiens habitués aux blockbusters récitent une partition impeccable. Hugh Jackman est aussi suffocant qu’extraordinaire en père brisé. Tour à tour violent et détruit, il parvient à chaque fois à nous choquer ou nous émouvoir. Maitrisant à la perfection les retournements de sentiments, l’acteur australien parvient à rendre son personnage dramatiquement crédible. Sa présence charismatique suffit à faire de sa performance une composition mémorable. Peut-être a-t-on déjà là le futur Oscar. En face, Jake Gyllenhaal, acteur beaucoup trop sous-estimé, est parfait en flic intègre et perdu. On sent à chaque instant son calme indifférent craqueler un peu plus, jusqu’à l’explosion. Comme si cela ne suffisait pas les 2nd rôles viennent leur prêter main forte : Viola Davis, Maria Bello, Terrence Howard, Melissa Leo s’accordent à compléter une interprétation haut de gamme. Reste enfin Paul Dano, le génial comédien de Little Miss Sunshine et de There Will Be Blood, encore une fois impressionnant dans le rôle plutôt ingrat d’Alex.

Coup de poing dans les entrailles, le film de Villeneuve donne autant matière à penser qu’à ressentir. Véritable expérience, Prisoners se révèle être l’un des grands films de cette année 2013 et un thriller haut de gamme. Il ne manque sans doute au film qu’un supplément de génie pour être un chef d’œuvre. Assumer une fin réellement déroutante, comme l’ont fait David Fincher et Jonathan Demme respectivement dans Seven et le Silence des Agneaux, était sans doute un bon moyen de marquer encore plus. Ces réserves ne sont pourtant pas suffisamment fortes pour pouvoir bouder son déplaisir. L’ambiance de Villeneuve, aussi glacé que l’histoire qui se joue en son sein, n’attend plus que vous. En VO, ofeuh courseuh !

 

« Celui qui combat des monstres doit veiller à ne pas devenir un monstre lui-même. Car, lorsque tu regardes au fond de l’abime, l’abime aussi regarde en toi »

Nietzche, Ainsi parlait Zarathoustra.

Hugh Jackman dans Prisoners.

]]>
/prisoners/feed/ 0
Blue Jasmine : Quand le mirage d’une vie s’évanouit /blue-jasmine/ /blue-jasmine/#comments Thu, 24 Oct 2013 17:51:43 +0000 licontinovich /?p=155 Continue Reading ]]>
Cate Blanchett hallucinée dans Blue Jasmine.
Cate Blanchett hallucinée et hallucinante dans Blue Jasmine.

« Une tempête approche, Monsieur Wayne. Et lorsqu’elle frappera vous vous demanderez comment vous avez pu mener la grande vie pendant si longtemps en laissant si peu pour le reste. »

Selina Kyle, The Dark Knight Rises.

Qui a dit que le génie artistique de Woody Allen s’était soudainement évaporé au croisement des XXème et XXIème siècle ? Que le réalisateur de Manhattan et d’Annie Hall avait perdu son talent au changement de millénaire ? A 77 ans, le cinéaste new yorkais n’a toujours pas mis son talent en préretraite.

L’hyperactivité de Woody Allen ne doit pas être un miroir déformant. Le réalisateur s’astreint à produire un film par an avec la régularité d’un métronome et même avec son talent, difficile d’être au rendez vous chaque année.  Le Woody du siècle nouveau a produit des œuvres assez banales (Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu), des bons films sousestimés (le Rêve de Cassandre) et quelques diamants. Sa dernière production appartient à la troisième catégorie.

Un nouvel opus à la fois classique et unique :

Dans Blue Jasmine, son dernier film, le cinéaste new yorkais choisit de pencher son regard sur une chute libre. Jasmine qui a préféré ce nom exotique à son vrai prénom, Jeannette, a connu la vie de reine au coté de son financier de mari. Pour le suivre, elle a abandonné ses études et s’est vautré corps et âme dans une vie de luxe. Lorsque les arnaques de son conjoint sont dévoilées, Jasmine sombre  depuis son petit paradis fragile jusque dans la ruine et la déprime. Incapable de faire face, elle se rend chez sa sœur pour trouver un cadre d’où repartir.

Blue Jasmine garde les incontournables d’un bon film de Woody Allen : des dialogues savoureux, un générique typique et le jazz en ambiance de fond. Coté répliques le scénario est à la hauteur, offrant à ses acteurs des moments savoureux. La fascination de Woody pour les jazzmens n’est un secret pour personne, le réalisateur étant lui-même musicien à ses heures perdues. Autour de la chanson Blue Moon, les thèmes savoureux apportent un cadre lumineux à l’histoire. Le générique et sa fameuse typographie  EF Windsor Elongated achève d’imposer la griffe du cinéaste.

Pourtant, Blue Jasmine n’est pas un film allenien comme les autres. Le coté comique est bien présent mais plus effacé. Il est surtout teinté d’une amertume assez inhabituelle, à la limite de l’acide. Whatever Works introduisait le cynisme dans l’univers de Woody, mais il s’agissait d’une ironie douce destiné à être remise en question. Blue Jasmine ne se départit jamais de son acidité, comme si Woody Allen regardait le monde avec un inhabituel regard aigre et désabusé. Cet humour acerbe qui surprend le spectateur finit par enrichir d’autant plus le discours du réalisateur.

Scène finale de Blue Jasmine.
L’incroyable scène finale de Blue Jasmine.

Quand Cate Blanchett explose l’écran :

Cate Blanchett, elle aussi, représente l’original. L’actrice n’incarne pas du tout un personnage allenien classique. Le new yorkais, qui assumait toujours ce rôle jusqu’aux années 2000, a pris l’habitude de déléguer son costume d’ « angoissé métaphysique ». Owen Wilson, par exemple, apparaissait dans Minuit à Paris comme une jeune copie du classique « hypochondriaque névrosé ». Cate Blanchett, elle, prend des atours de Woody Allen dans certaines répliques mais elle bien plus qu’un double féminin du « juif inquiet » habituel. La perspective d’un protagoniste femme change bien évidemment la donne, le jeu n’est pas le même, les motivations également. Le regard amer porté par Allen transfigure également la position du héros, devenu anti héroïne pathétique. La névrose devient folie, les angoisses deviennent psychoses. Jasmine est à mi-chemin entre une version hard du personnage allenien et une vision hallucinée de la femme au bord de la crise de nerf.

Dans le rôle de Jasmine, Cate Blanchett est plus qu’extraordinaire. Son jeu, toujours au bord de la rupture, est absolument parfait. Se contrôlant jusqu’au bout des ongles, l’actrice met tout son corps au service de la dépression qui ronge Jasmine. Les monologues et répliques que lui offrent Allen sont comme un écrin pour l’australienne. Elle les assène avec hardeur et rancœur, crachant à la face du spectateur la détresse de sa protagoniste. Sa plus grande réussite se situe enfin dans sa capacité à passer avec aisance d’une personnalité à l’autre. Tour à tour riche et méprisante ou perdue, au fur et à mesure des aller-retour du récit entre passé et présent, elle garde à chaque fois une présence magistrale. Cate Blanchett n’est jamais aussi géniale que lorsque Jasmine tente de garder un masque de faste au devant d’un esprit en ruine. Son interprétation mémorable impressionne le public et laisse bouche bée face à autant de maitrise. Un oscar, sinon rien.

Comme si l’époustouflant jeu de Cate Blanchett ne suffisait pas, l’ensemble du casting se met au diapason pour offrir une composition impeccable. Dans le rôle de la sœur de Jasmine, Sally Hawkins est également mémorable. Son jeu tendre et vivant donne une âme à son personnage de fille un peu paumée mais avec un cœur gros comme ça.

Scène entre Jasmine et Ginger.
Scène cruelle entre les deux sœurs où Jasmine, grande dame, consent à payer à Ginger le sac de ses rêves.

Un cinéaste de la psychologie et non du social :

Woody Allen n’est pas un cinéaste social à la Ken Loach. Dans Minuit à Paris, il passait totalement sous silence les mutations actuelles de la capitale française pour se concentrer sur le cheminement personnel de son héros. Ici, son but n’est pas de dénoncer le systéme financier en terme politique, mais bien de s’intéresser aux ravages mentaux qu’ils provoquent. La remise en question vient d’elle-même, sans besoin d’être soulignée. Laissant les problématiques économiques au public, Woody Allen se concentre sur la descente aux enfers psychologiques de son personnage. Le new-yorkais ne s’intéresse qu’à une histoire, celle du déclassement et à cette question terrible : comment vit-on une vie de pauvre lorsqu’on a toujours vécu dans une tour de cristal faste et agréable ? Sans grands discours, il fait ce qu’il a toujours fait : construire un portrait spécifique pour faire passer sa pensée. Ici, il le teinte même de féminisme. L’erreur principale de Jasmine réside dans son abandon des études. Une fois délaissée et ruinée, elle n’a plus d’indépendance. Inutile d’attendre un prince charmant, nous assène Woody, la seule vraie liberté réside dans ce qu’on a construit soi-même. Le cinéaste ne se prive pas de ridiculiser les prédateurs qui entourent Jasmine. Tout le monde ici bas aura droit à son quart d’heure de ridicule et surtout les riches devenus les « pigeons » de leur propre système.

L’abîme dénoncé entre les pratiques des riches et les réalités des pauvres était possiblement sujette à caricature. La réaction de Jasmine face à sa nouvelle vie de prolétaire pouvait être mise en scène sans finesse et avec lourdeur. Entre d’autres mains, le film aurait frôlé le mépris social. Woody Allen, lui, navigue aisément entre les écueils sans angélisme ni diabolisation. Le cinéaste est surtout là pour évoquer avec acidité la vie d’illusion des riches. Une existence de mirage de laquelle Jasmine ne parviendra pas à sortir, évoquant sans cesse le passé comme un exorcisme. Sa seule obsession : remonter dans les hautes sphères, par tous les moyens possibles. Une idée aussi fixe qu’impossible. Lorsque l’on a dégringolé dans l’échelle sociale, les barreaux semblent cassés pour l’éternité.

Le poster de Blue Jasmine
Poster du film Blue Jasmine. Crédit : Sony Pictures Classic, Perdido Productions.
]]>
/blue-jasmine/feed/ 0