Cher Jean Dujardin, Cher Michel Hazanavicius,
Vous ne lirez sans aucun doute jamais ces quelques lignes, mais maintenir l’illusion de m’adresser directement à vous clarifie mon propos. Car ici, j’essaye avant tout de mettre ma propre pensée au clair.
Récemment, tour à tour, vous vous êtes fendus de déclarations dans les médias pour affirmer qu’il n’y aurait sans doute pas de troisième volet aux aventures d’OSS 117 (propos à retrouver ici et là , ainsi que la très intelligente réponse du scénariste en suivant ce lien ). La raison annoncée était à chaque fois plus ou moins la même : l’époque ne se prête pas à ce genre d’humour. Traduction : avec la montée de l’extrémisme, représenter un personnage ouvertement raciste/mysogine/antisémite/arriéré serait de mauvais goût et ne contribuerait qu’à libérer et dédiaboliser l’intolérance.
Tirer la sonnette d’alarme sur l’écho de plus en plus grand rencontré par les discours de haine est un geste citoyen très noble. Oui, malgré le 11 Janvier, malgré quelques bonnes volontés bien esseulées, le climat français est délétère, il n’y a besoin que de peu de lucidité pour en être conscient. C’est aussi un geste extrêmement louable que d’être conscient de sa responsabilité d’artiste et de douter de soi-même et de ses créations.
Néanmoins, vos paroles m’ont attristé, pour au moins deux raisons. La première est fort égoïste et ne nécessite pas d’être beaucoup développée. Je ne l’évoque que par sincérité. Oui, en tant que fan inconditionnel des deux premiers volets d’OSS, l’idée de renoncer à un troisième opus me chagrine. La deuxième raison, beaucoup plus réfléchie, tient au fond de votre discours.
La France a besoin de vous
Vous, exemples si magnifiques de tout ce que l’humour noir a de plus beau et de plus utile, vous rendez les armes ? Cet humour grinçant serait au fond digne de suspicion ? Il y aurait des époques pour le rire poil à gratter et d’autres pour un rire sans vagues, voire pour pas de rire du tout ? De la part d’hommes comme vous, c’est un raisonnement que je ne peux accepter. Chaplin aurait-il dû renoncer à son sublime « Le Dictateur », sous prétexte de l’époque ? S’il avait fait un film sérieux, s’en souviendrait-on encore aujourd’hui ? « Le Dictateur », « To Be Or Not To Be », « La Vie est Belle »…. furent, sont et resteront parmi les meilleurs films anti-nazis de l’histoire. Pour désacraliser l’idéologie hitlérienne, il y a autant besoin d’un Chaplin que d’un Spielberg.
Et pour combattre l’extrémisme actuel, on a autant besoin d’un OSS 117 que de n’importe quel documentaire à charge sur Marine Le Pen. Car, comme Chaplin, vous ridiculisez les discours de rejet à travers un personnage grotesque. La substance même des propos haineux d’Hubert est désamorcée par leur ridicule. C’est trop idiot pour être crédible. Et si, parfois, nous rions un peu grassement à ces blagues, est-ce au fond si grave ? La peur de l’autre est une ombre que chacun porte en soi. Personne ne nait avec ou sans et, malheureusement, peu sont les hommes, même les plus ouverts, qui s’en débarrassent tout à fait. Exorciser cette stupidité à travers un encore plus bête que nous (Hubert) n’est-ce pas une bonne idée ?
Hubert, c’est aussi une caricature du français, celui qui croit au fond tout savoir mieux que tout le monde, qui est persuadé que la France est la 8 ème merveille du monde et qui ne fait jamais d’effort pour se rapprocher vers l’autre. Il y a peu de choses aussi fatigantes que ce stupide orgueil français à deux francs. OSS 117 le dynamite, pour notre plus grande jouissance. C’est la raison pour laquelle il nous fait autant rire, tout en ayant plus de mal à s’exporter à un public qui ne connait pas René Coty. Il faut bien l’admettre : niveau autodérision, la France a rarement fait mieux qu’OSS 117. Or, politiquement, qui est la plus attachée à cette supposée grandeur française, inaliénable, incorruptible, intouchable ?
Parfois, Hubert se fait sublime. Il professe l’amour à des nazis, apprend l’arabe en un clin d’œil… Comme se le demande Slimane « est-il supérieurement intelligent ou complétement con ? ». La réponse est bien entendu : les deux. On me rétorquera donc qu’Hubert est en cela plus touchant que le Hynkel de Chaplin. C’est vrai, et ceci pointe les limites de la comparaison. Cela fait aussi la beauté du personnage. Au fond, Hubert n’est pas un monstre, il est humain et faible, comme nous tous. Ce sont cette humanité et cette faiblesse qui font que la catharsis peut s’accomplir. Avec Hynkel, nous rions du barbare, avec Hubert nous rions de nous-même.
Il est donc bien difficile de se sentir conforté dans une pensée raciste en regardant OSS 117. Certains y arrivent sans doute. Il est toujours des gens pour qui 2 nd degré et subtilité sont d’obscurs concepts. Admettons donc, que pour une poignée d’idiots, OSS 117 soit l’occasion de se sentir confortés dans leurs bêtises. Est-ce une raison pour rejeter le film ? Devrait-on enlever à « Scarface » son titre de chef d’œuvre, sous prétexte que certains pseudo-gangstas qui n’ont rien compris à la morale du film y voient juste une idole de la « YOLO THUG LIFE » ? Devrait-on interdire « Trainspotting » sous prétexte que quelques abrutis qui mériteraient de visionner « Requiem for a Dream » dix fois par jour y voient soi-disant une apologie de la culture junkie (alors que bon, montrer des mecs qui laissent crever leur bébé, bonjour l’apologie…) ?
Par amour de l’humour
Au fond, le débat va au-delà d’OSS 117. Il concerne l’humour en général. On l’a bien vu au moment de Charlie Hebdo, le sujet est pour le moins sensible, doux euphémisme. Après les attentats, les médias et les réseaux sociaux ont été envahis de points de vue extrêmes et fermés. Pourtant, la question « peut-on rire de tout ? » est beaucoup plus complexe qu’en apparence. Elle mérite plus de subtilité qu’un oui ou un non francs et massifs. Voir David Cameron, par exemple, défendre une réponse absolument positive était risible. Si je décidais tout un coup de l’assaillir déguisé en cochon, en allusion à la récente polémique, je doute fort que le premier ministre anglais décide de respecter ma liberté de blaguer et ne me poursuive pas, d’une manière ou d’une autre.
En fait la question « peut-on rire de tout » est sans doute mal posée. Premièrement, ce n’est pas pour rien qu’à chaque fois que ce débat revient, on cite le bon mot de Desproges : « on peut rire de tout, mais pas avec tout le monde ». Si l’on répète autant cette phrase c’est que quelque part, elle est parfaitement exacte. Dans votre groupe d’ami, vous pouvez parfaitement rire de tout. Vous connaissez les gens, vous savez où commence l’humour et où il s’efface au profit du sérieux. Rien n’oblige personne à rire avec vous, et vous ne devez obliger personne à rire avec vous.
Qu’on le veuille ou non, la question devient beaucoup plus complexe avec les blagues publiques, qu’ils s’agissent de celles d’un humoriste, d’un média, d’un film ou simplement d’une célébrité. La preuve, à chaque blague qui passe mal, la toile s’emplit d’un flot de réactions outragées.
En réalité, lorsqu’il s’agit de l’humour public, la question n’est plus tellement « peut-on rire de tout ? » mais « comment rire de tout ? ». On peut rire de tout, mais pas n’importe comment. Desproges le disait de manière sublime : « S’il est vrai que l’humour est la politesse du désespoir, s’il est vrai que le rire, sacrilège blasphématoire que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût, s’il est vrai que ce rire-là peut parfois désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors oui, on peut rire de tout, on doit rire de tout. »
L’humour en public se doit d’être le plus subtil possible. Et bien évidemment, il se doit d’être sans arrière-pensée. C’est pour cette raison que comparer Desproges, encore lui, et Dieudonné est absurde. L’un est un humoriste, l’autre est un politique. Chez Dieudonné, on doute qu’il s’agisse réellement d’une blague. Chez Desproges, ce doute est impossible. Si l’humour est scandaleux en apparence, il finit toujours par se retourner à 360°. Qu’on en juge par le début de son plus beau sketch : « les rues de Paris ne sont plus sûres. Dans les rues de la capitale, les arabes… n’osent plus sortir tout seul le soir ».
Oui, il existe un rire dégueulasse. Il existe un rire qui fait souffrir et qui exclut. Il existe aussi un rire sublime, même dans son côté le plus noir. Un rire avec des vertus dénonciatrices et subversives immenses. On ne rit jamais au dépend de rien. Le tout est de bien savoir de quoi ou de qui. Vous devriez prendre « OSS 117 3 » comme un challenge, plutôt que comme une bataille perdue d’avance. Faites-le différemment, mais faites-le. Attaquez-les, ce climat, ces idées, cette haine, ce rejet que vous dénoncez. Détruisez-les par le rire. Je vous fais une confiance absolue pour cela. J’attends ce film avec impatience.
PS : Si jamais vous décidez de faire le film et vous recherchez des figurants, mes amis et moi-même sommes grandement intéressés.
Article publié sur « Le Plus » de l’Obs : http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1430282-oss117-le-retour-jean-dujardin-michel-hazanavicius-nous-avons-besoin-de-votre-humour.html