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Blue Jasmine : Quand le mirage d’une vie s’évanouit

Cate Blanchett hallucinée dans Blue Jasmine.
Cate Blanchett hallucinée et hallucinante dans Blue Jasmine.

« Une tempête approche, Monsieur Wayne. Et lorsqu’elle frappera vous vous demanderez comment vous avez pu mener la grande vie pendant si longtemps en laissant si peu pour le reste. »

Selina Kyle, The Dark Knight Rises.

Qui a dit que le génie artistique de Woody Allen s’était soudainement évaporé au croisement des XXème et XXIème siècle ? Que le réalisateur de Manhattan et d’Annie Hall avait perdu son talent au changement de millénaire ? A 77 ans, le cinéaste new yorkais n’a toujours pas mis son talent en préretraite.

L’hyperactivité de Woody Allen ne doit pas être un miroir déformant. Le réalisateur s’astreint à produire un film par an avec la régularité d’un métronome et même avec son talent, difficile d’être au rendez vous chaque année.  Le Woody du siècle nouveau a produit des œuvres assez banales ( Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu ), des bons films sousestimés ( le Rêve de Cassandre ) et quelques diamants. Sa dernière production appartient à la troisième catégorie.

Un nouvel opus à la fois classique et unique :

Dans Blue Jasmine, son dernier film, le cinéaste new yorkais choisit de pencher son regard sur une chute libre. Jasmine qui a préféré ce nom exotique à son vrai prénom, Jeannette, a connu la vie de reine au coté de son financier de mari. Pour le suivre, elle a abandonné ses études et s’est vautré corps et âme dans une vie de luxe. Lorsque les arnaques de son conjoint sont dévoilées, Jasmine sombre  depuis son petit paradis fragile jusque dans la ruine et la déprime. Incapable de faire face, elle se rend chez sa sœur pour trouver un cadre d’où repartir.

Blue Jasmine garde les incontournables d’un bon film de Woody Allen : des dialogues savoureux, un générique typique et le jazz en ambiance de fond. Coté répliques le scénario est à la hauteur, offrant à ses acteurs des moments savoureux. La fascination de Woody pour les jazzmens n’est un secret pour personne, le réalisateur étant lui-même musicien à ses heures perdues. Autour de la chanson Blue Moon , les thèmes savoureux apportent un cadre lumineux à l’histoire. Le générique et sa fameuse typographie  EF Windsor Elongated achève d’imposer la griffe du cinéaste.

Pourtant, Blue Jasmine n’est pas un film allenien comme les autres. Le coté comique est bien présent mais plus effacé. Il est surtout teinté d’une amertume assez inhabituelle, à la limite de l’acide. Whatever Works introduisait le cynisme dans l’univers de Woody, mais il s’agissait d’une ironie douce destiné à être remise en question. Blue Jasmine ne se départit jamais de son acidité, comme si Woody Allen regardait le monde avec un inhabituel regard aigre et désabusé. Cet humour acerbe qui surprend le spectateur finit par enrichir d’autant plus le discours du réalisateur.

Scène finale de Blue Jasmine.
L’incroyable scène finale de Blue Jasmine.

Quand Cate Blanchett explose l’écran :

Cate Blanchett, elle aussi, représente l’original. L’actrice n’incarne pas du tout un personnage allenien classique. Le new yorkais, qui assumait toujours ce rôle jusqu’aux années 2000, a pris l’habitude de déléguer son costume d’ « angoissé métaphysique ». Owen Wilson, par exemple, apparaissait dans Minuit à Paris comme une jeune copie du classique « hypochondriaque névrosé ». Cate Blanchett, elle, prend des atours de Woody Allen dans certaines répliques mais elle bien plus qu’un double féminin du « juif inquiet » habituel. La perspective d’un protagoniste femme change bien évidemment la donne, le jeu n’est pas le même, les motivations également. Le regard amer porté par Allen transfigure également la position du héros, devenu anti héroïne pathétique. La névrose devient folie, les angoisses deviennent psychoses. Jasmine est à mi-chemin entre une version hard du personnage allenien et une vision hallucinée de la femme au bord de la crise de nerf.

Dans le rôle de Jasmine, Cate Blanchett est plus qu’extraordinaire. Son jeu, toujours au bord de la rupture, est absolument parfait. Se contrôlant jusqu’au bout des ongles, l’actrice met tout son corps au service de la dépression qui ronge Jasmine. Les monologues et répliques que lui offrent Allen sont comme un écrin pour l’australienne. Elle les assène avec hardeur et rancœur, crachant à la face du spectateur la détresse de sa protagoniste. Sa plus grande réussite se situe enfin dans sa capacité à passer avec aisance d’une personnalité à l’autre. Tour à tour riche et méprisante ou perdue, au fur et à mesure des aller-retour du récit entre passé et présent, elle garde à chaque fois une présence magistrale. Cate Blanchett n’est jamais aussi géniale que lorsque Jasmine tente de garder un masque de faste au devant d’un esprit en ruine. Son interprétation mémorable impressionne le public et laisse bouche bée face à autant de maitrise. Un oscar, sinon rien.

Comme si l’époustouflant jeu de Cate Blanchett ne suffisait pas, l’ensemble du casting se met au diapason pour offrir une composition impeccable. Dans le rôle de la sœur de Jasmine, Sally Hawkins est également mémorable. Son jeu tendre et vivant donne une âme à son personnage de fille un peu paumée mais avec un cœur gros comme ça.

Scène entre Jasmine et Ginger.
Scène cruelle entre les deux sœurs où Jasmine, grande dame, consent à payer à Ginger le sac de ses rêves.

Un cinéaste de la psychologie et non du social :

Woody Allen n’est pas un cinéaste social à la Ken Loach. Dans Minuit à Paris, il passait totalement sous silence les mutations actuelles de la capitale française pour se concentrer sur le cheminement personnel de son héros. Ici, son but n’est pas de dénoncer le systéme financier en terme politique, mais bien de s’intéresser aux ravages mentaux qu’ils provoquent. La remise en question vient d’elle-même, sans besoin d’être soulignée. Laissant les problématiques économiques au public, Woody Allen se concentre sur la descente aux enfers psychologiques de son personnage. Le new-yorkais ne s’intéresse qu’à une histoire, celle du déclassement et à cette question terrible : comment vit-on une vie de pauvre lorsqu’on a toujours vécu dans une tour de cristal faste et agréable ? Sans grands discours, il fait ce qu’il a toujours fait : construire un portrait spécifique pour faire passer sa pensée. Ici, il le teinte même de féminisme. L’erreur principale de Jasmine réside dans son abandon des études. Une fois délaissée et ruinée, elle n’a plus d’indépendance. Inutile d’attendre un prince charmant, nous assène Woody, la seule vraie liberté réside dans ce qu’on a construit soi-même. Le cinéaste ne se prive pas de ridiculiser les prédateurs qui entourent Jasmine. Tout le monde ici bas aura droit à son quart d’heure de ridicule et surtout les riches devenus les « pigeons » de leur propre système.

L’abîme dénoncé entre les pratiques des riches et les réalités des pauvres était possiblement sujette à caricature. La réaction de Jasmine face à sa nouvelle vie de prolétaire pouvait être mise en scène sans finesse et avec lourdeur. Entre d’autres mains, le film aurait frôlé le mépris social. Woody Allen, lui, navigue aisément entre les écueils sans angélisme ni diabolisation. Le cinéaste est surtout là pour évoquer avec acidité la vie d’illusion des riches. Une existence de mirage de laquelle Jasmine ne parviendra pas à sortir, évoquant sans cesse le passé comme un exorcisme. Sa seule obsession : remonter dans les hautes sphères, par tous les moyens possibles. Une idée aussi fixe qu’impossible. Lorsque l’on a dégringolé dans l’échelle sociale, les barreaux semblent cassés pour l’éternité.

Le poster de Blue Jasmine
Poster du film Blue Jasmine. Crédit : Sony Pictures Classic, Perdido Productions.

licontinovich

Passionné par le ciné, tout simplement.

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